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Textes

La langue et la lecture - La Lettre n°2

Jacques Ancet
écrivain

ajouté le 07|02|17

Notre langue (comme toutes les langues) est un monde. Comme le monde physique, qu’elle redouble et recouvre de son réseau vivant, nous y naissons et nous y mourons : elle nous préexiste, elle nous survit. Nous n’en sommes qu’un instant. Mais, sans nous, elle n’existerait pas. Puisqu’elle est la totalité intotalisable, passée, présente et à venir de tous ceux qui l’on parlée, écrite et lue, la parlent, l'écrivent et la lisent, la parleront, l'écriront et la liront. En ce sens, si elle est pour nous « maternelle », nous lui prêtons corps et voix aussi longtemps que nous vivons. Notre rapport est à ce point étroit qu’elle est, à la fois, notre dedans et notre dehors, ce que dit bien le double sens – organe de phonation et idiome – du mot « langue ». Infinie virtualité, nous en sommes l’actualisation momentanée : la survie – la mémoire – et la vie – l’incessante transformation à travers nos discours, nos écrits, nos œuvres et, surtout, à travers cet acte qui nous la rend si intime : la lecture.

Langue « maternelle », avec tout ce que ce mot suppose de proximité, de consubstantialité, le français est donc dans ma bouche, dans ma tête, dans mes rêves. Il m’habite et je l’habite, et tout ce que j’appelle « réalité » passe par lui : mes perceptions, qui sont toujours déjà nomination, mes pensées, mes valeurs, mes souvenirs, mon imaginaire.

Or, de même qu’il est impossible de percevoir son propre corps, sauf à voir son reflet dans un miroir, il est impossible de percevoir sa propre langue, sauf à la voir, par contraste, au miroir d’une autre langue. L’espagnol, la lecture des auteurs hispaniques qui m'a rendu certains si proches, a été pour moi ce miroir. Ce pas de côté qui a permis la distance et la saisie. Grâce à lui, j’ai pu éprouver l’étrangeté de ma propre langue. Comparée au timbre sonore et abrupt, aux couleurs contrastées du castillan, se révélait à moi la tonalité lisse, quelque peu éteinte du français. Il était cette ligne de crêtes tranquille, rassurante, ni trop haute ni trop basse, à égale distance des cimes et des abîmes. Ou le peu d’éclats de ce cours paisible et uniforme à travers un paysage vallonné. Une douceur, en somme. Comme dans ce terme de « lumière » si ouvert, si poudroyant comparé au fil tranchant du « luz » castillan. Tout cela très banal et, en même temps, très subjectif.

Mais je crois que, plus encore que la langue étrangère, c’est la fréquentation, la lecture assidue de ces autres langues que sont également les œuvres des auteurs de ma propre langue qui m’en a permis l’écoute et la reconnaissance. Car, paradoxalement, c’est là qu’est la distance la plus profonde. Dans ces voix singulières qui ne se contentent pas de parler le français mais de le faire en lui donnant vie, en le transformant, en le bousculant ou en le rendant méconnaissable, parfois. Comme Rimbaud, ou Mallarmé, qu’on traitait de « métèques » au début du XXè siècle. Comme (je cite des découvertes de jeunesse) Reverdy, Bernanos, Bosco, Follain ou Giono. 

A chaque fois c’était se perdre et se trouver. Autre toujours. Le sentiment d’accéder à cette profondeur obscure « où les mots sont des actions » (Faulkner). Peu importait l’histoire (s’il y en avait une). A chaque fois je pénétrais dans un territoire ou l’étrange habitait le familier. Etait-ce cela ma langue ? Qu’était devenu ce bien dire, ce bien écrire à quoi on voulait la réduire ? Son éclat, soudain, ou sa violence, son épaisseur ou sa transparence, ne la rendaient-ils pas – et cette certitude irrigue tout mon travail de traduction – capable de tout ?

Alors oui, lire, autrement dit écouter ces voix discordantes c’est, paradoxalement, entrer au plus profond de ma propre langue. Pas cette bouillie conditionnée, prédigérée qui est notre brouet quotidien, mais cette force ouverte à son propre inconnu. Non plus seulement « maternelle » parce qu’elle est fille de ses fil(le)s, toujours neuve dans la vivacité, l’intensité de ces voix qui la font, la langue française, c’est Rutebeuf et Baudelaire, c'est Rabelais et Céline, c'est Villon et Artaud, c'est Scève et Jouve, c'est Flaubert et Duras... La liste est interminable. C'est à chaque lecture une adhésion et un refus, une remontée à contre-courant de la tradition, ce sursaut par lequel, un instant, le fleuve réussit à se déchiffrer dans ses propres reflets… Un passé et un futur dans l’ici et le maintenant d’un souffle où passe un infini de souffles et qui, à chaque fois, fait le présent  – nous offre de la présence.