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Anéantissement de la culture, par Philippe Godard

Les attaques actuelles de l’État et des entreprises de l’âge digital contre une culture « vieillie », voire obsolète pour certains – le livre papier, par exemple, ou le théâtre classique – vont dans le même sens que la destruction de l’« art dégénéré » par les nazis, ou celle de la musique et de l’opéra classiques chinois durant la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne des années 1960.


Exterminer la culture
Telle est l’une des bases de tout système fascisant ou fasciste. Si l’Histoire ne repasse pas les plats, elle peut être cependant une source de réflexion ou d’inspiration. L’une des caractéristiques de la culture, des cultures humaines, est la diversité. Mais cette diversité peut tourner à l’adversité, comme de nos jours : nous pouvons estimer qu’il y a une lutte entre la culture du livre papier et celle des écrans, par exemple, entre la culture qui se répand sur le web et ce qui ne se fait connaître qu’à travers les systèmes « anciens » de diffusion culturelle.
Certes, rien de nouveau – et servons-nous donc de l’Histoire, laquelle ne repasse pas les plats mais nous donne cependant quelques indications parfois surprenantes… Ainsi, l’intolérance pour les cultures des « autres » a peut-être constitué l’un des moteurs du développement de chaque culture : leur autonomie se serait maintenue en partie par rejet des valeurs des autres cultures, à commencer par celles des peuples voisins, rejet de leurs coutumes, de leurs traditions, de leur religion ou de leur langue. Les exemples sont innombrables de peuples s’auto-désignant comme « les Hommes », tandis que leurs voisins sont des « mangeurs de viande crue » (les Eskimos pour leurs voisins amérindiens), des gadjé (pour lesquels les Roms sont des romanichels ou des camps volants, etc.), des Barbares, Tartares, Hottentots (trois mots qui évoquent une langue qui ne serait qu’un « bredouillis »)…
Aujourd’hui, la culture digitale s’inscrit contre la culture du papier et des formes classiques. Ce qui ne devrait pas nous entraîner à condamner telle ou telle forme : il y a la place pour toutes, à la condition que la diversité soit reconnue comme une valeur. Mais il semble bien qu’Amazon ou Netflix, Youtube ou Tik-Tok veuillent détruire les cultures « classiques » et « rétrogrades »… En tout cas, si tel était leur but, ils ne s’y prendraient pas autrement !


Beaucoup à perdre…
Dans ces combats que se livrent les cultures, les humains ont beaucoup à perdre. Une culture dévalorisée, qui disparaît de l’horizon, c’est une défaite dans la lutte pour d’autres valeurs que la suprématie, le conflit et la domination – donc une défaite face aux dictatures, au patriarcat qui incarne la domination quotidienne, et à la bêtise qui est la forme la plus aboutie de l’aliénation.

Or, que voit-on aujourd’hui ? Les attaques répétées de l’État français et des politicien.ne.s contre la culture « classique », par le biais de la réduction drastique des budgets qui lui sont alloués, ont un sens politique et philosophique. Prétendre que ces réductions ont des raisons avant tout économiques et budgétaires est un pur mensonge. En France, le budget de l’armée et celui de la police sont en constante augmentation, et atteignent des niveaux auparavant inconnus en temps de paix. Donc, de l’argent, il y en a, bien entendu.
Quant à la doxa économique qui voudrait que la culture se finance elle-même, elle est une aberration. Dans le système économique capitaliste, en effet, l’ensemble des processus productifs sont soutenus par les États sous les formes les plus variées, notamment par la réorientation des impôts vers certains domaines de production, à commencer par l’industrie de l’armement, largement soutenue par l’État français. Ces orientations budgétaires concrétisent des choix politiques fondamentaux. Éthiques, même.


Il n’y a aucune raison économique de ne pas soutenir la culture : seul un choix politique peut expliquer les récentes décisions de l’État français.


Bien sûr, face aux formes classiques de la culture, la culture digitale a beau jeu de faire valoir sa « gratuité ». Mais celle-ci n’est que de façade, et si Google ou Youtube sont gratuits, c’est parce que leur modèle implique que l’argent va rentrer via la revente de profils et la capacité de ces entreprises à mettre en relation directe le consommateur avec le produit qu’il recherche 1.
Favoriser la culture digitale sous prétexte de sa gratuité sert avant tout à promouvoir une forme de société totalement différente de la précédente, qui n’était pas parfaite – mais là n’est pas le problème. Qu’il s’agisse de l’omniprésence, dans la vie quotidienne, des réseaux sociaux, de la promotion intense de l’intelligence artificielle comme substitut à la réflexion humaine et à notre capacité de décision, de la facilitation par les outils numériques de la quasi-totalité des formes d’expression culturelle (du livre à la composition musicale, de la peinture à la vidéo et au cinéma…), la convergence vers une forme de dictature politique reposant sur ces piliers digitaux ne devrait plus faire de doute pour personne.
Le processus de cybernétisation est en cours depuis des décennies, que l’on analyse cela comme un « capitalisme de surveillance » ou de « contrôle ». Désormais, nous abordons une nouvelle étape, plus directement « quotidienne » et surtout dictatoriale, avec la chute vertigineuse des budgets alloués à la culture en 2025.

Nous ne voulons pas de la dictature, ni celle, pseudo-culturelle, de l’âge digital, ni celle, politique, aujourd’hui incarnée par le duo Trump-Musk au niveau global, dont les conséquences ne seront que funestes. Toute revendication culturelle pourrait – et devrait même – s’inscrire dans la perspective politique d’une réduction drastique, voire une disparition pure et simple, des budgets alloués à l’armée et à la police, outils ultimes de toute dictature. Ces budgets pharaoniques doivent être réorientés vers ce qui est utile socialement : l’éducation, la santé, le passage à l’agriculture biologique, la culture… Ce dont nous avons réellement besoin !

 

1. Pour comprendre le processus qui permet à Google d’engranger des centaines de millions de dollars de bénéfices annuels, lire Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2020, ou Philippe Godard, Le Pouvoir selon Google, éditions du Monde libertaire, 2024.