Actualités
La culture, une affaire privée ?, par Sylvie Gouttebaron
Nous pensons que le combat que mène aujourd’hui la Maison des écrivains et de la littérature (Mél pour les ami(e)s), dépasse largement ses propres intérêts, tout comme les actions qu’elle porte, inscrites en lettres d’or dans les statuts d’une association dont la liberté se paie aujourd’hui.
Comment le néolibéralisme est entré, insidieusement, dans les choses de la culture (res-cultura), voici plus de vingt ans tandis que se créaient et se développaient, territorialement, des structures associatives plus inventives les unes que les autres pour, concrètement et littéralement, tisser ce magnifique réseau de productions culturelles originales, signant cette diversité exigeante et belle qui fait la richesse de ce pays et a permis à tant d’individus de rencontrer des œuvres, de se les approprier, et, comme le veut ce précieux adage, s’émanciper à partir de cette découverte. Que s’est-il passé ? Où le chemin a-t-il bifurqué ? Parce que l’on assiste aujourd’hui au dépouillement généralisé de ces structures vives, de cette énergie bénévole et vaillante, il est urgent de se poser clairement la question. Nous pensons que le loup est entré dans la bergerie et a entrepris son travail de destruction massive dès lors que les pouvoirs publics – pour nous le ministère de la culture -, n’a plus veillé aux coups de boutoir opéré par les forces mercantiles d’un marché privé en passe de prendre le pouvoir sur une autorité publique qui s’effaçait au profit du profit. La question de la « visibilité » s’est alors posée, imposée en force et a largement participé à l’effondrement d’un système qui donnait pourtant le meilleur sans en passer par ces sommes faramineuses de lignes budgétaires dédiées à la seule communication. Or, cette demande de visibilité était déjà notre « peine de mort » et il en fallait toujours plus au risque d’un dérèglement général et des sommes englouties à la seule fin de logos plus gros que nature. De haut en bas de la chaîne, il fallait être vu. Cette demande de visibilité a tout biaisé. Les « décideurs » nous obligeaient ainsi à entrer dans la danse délétère de la concurrence, du plus offrant, et, de marché en marché, on voulait nous faire oublier l’efficacité d’une force collective au service de la culture, elle-même au service de toutes et tous. Mais nous avions cela bien en tête. D’autant que ce n’est pas à la valeur d’un logo ou d’une couverture presse que le travail conduit par des individus engagés sur le terrain, professionnelles ou bénévoles (entendons bien l’étymologie de ce mot) - ensemble nous insistons sur ce point -, que se mesure la réussite d’une véritable politique culturelle. C’est au nombre de personnes qui viennent, écoutent, regardent, réfléchissent, découvrent, retrouvent, se retrouvent, que le succès de telle ou telle aventure culturelle se mesure, se déchiffre. C’est un fabuleux microcosme que celui de l’instant du partage de la culture. Cela se voit, ou pas. Cela peut prendre du temps, ou être immédiat, ce choc espéré de la révélation du fait poétique. Contraindre la culture au seul chiffrement, à la seule rentabilité, la seule visibilité, c’est la mettre à mort. Et nous n’oublions pas, dans ce constat, les modalités de cette mise à mort. Nous (la Mél) en faisons l’expérience, comme tant d’autres aujourd’hui. Ces méthodes relèvent d’un management ultra libéral, fait de brutalité, de silences, de lâcheté, de renoncement d’un pouvoir face aux forces libérales lesquelles bientôt, si nous ne nous élevons pas contre, seront illibérales. Faux de dire que la Mél est sourde aux directives qu’elle reçoit. Le ministère fait le jeu du paradoxe. Il donne encore – beaucoup à ses dires -, mais laisse se dépêtrer une association exsangue, préférant laisser pourrir une situation plutôt que d’assumer son choix de la liquider. Le verbe est fort mais il dit ce qui est. Je ne nie pas la nécessité de s’appuyer, aussi souvent que possible sur des financements annexes de mécénat. Tout le monde sait que cette recherche est un travail à plein temps, qui coûte. J’ai été la « fille adoptive » des fondateurs de l’IHES. Je sais que l’alliance du privé et du public peut donner le meilleur et participer à la réalisation de projets exceptionnels. Mais à l’époque de la création de l’Institut des hautes études scientifiques, en 1958, l’état ne se désengageait pas. Il soutenait les entreprises les plus follement innovantes, ayant pour vocation un humanisme universel. Le service public, pour ce faire, ne se défaussait pas, il agissait, intervenait. Il «générait », en s’engageant.
N'en démordons pas : la culture est une force attractive, aimante. Elle appelle, demande, nous perd et nous déroute. Mais ce qu’elle agit en nous, ce sont les forces de la liberté. Elle nous oblige. Et nous devons tout faire pour que les générations futures ne perdent pas de vue cette puissance qui est en chaque geste de création, qu’elle vienne du passé ou qu’elle soit toute contemporaine pourvu qu’elle donne cette place irremplaçable à notre besoin si curieux et si génialement opératique de découverte, d’approche du parfaitement inconnu. Sinon, comment poursuivre ? Comment aller de l’avant ? Ils sont déjà bien vieux, ceux qui pensent que l’avenir repose sur le seul argent roi venu du privé, du retour au même dans un mouvement épuisant de répétitions réactionnaires. Leur esprit est mort. La culture que nous chérissons est rebelle. Elle ne peut être instrumentalisée. Elle renonce aussitôt que reprise au compte des seuls puissants qui en déterminent les formes. Ce n’est pas de cette dernière que notre société a besoin, mais de celle qui donne son rythme au cœur d’un peuple libre. Artistes de tous les champs, opérateurs imaginatifs, refusons d’être divisés et diablement partagés. Si chacun d’entre nous fait son chemin singulièrement d’œuvre en œuvre, c’est ensemble que nous devons trouver la réponse au fracas glaçant des fossoyeurs de l’art.
Sylvie Gouttebaron, Directrice de la Maison des écrivains et de la littérature